Ces enregistrements des oeuvres de Bach s’inscrivent dans la continuité d’un projet novateur de transcriptions de Bach pour guitare. Il est né il y a une dizaine d’années d’une longue réflexion entamée par Ricardo Lopes Garcia, guitariste, spécialiste de musique baroque et ami de longue date. Notre collaboration n’a pas cessé depuis et a notamment contribué à la sortie de mon premier disque consacré à Bach en 2014.
A la base de ce projet se trouve l’utilisation d’une scordatura (accord altéré) inédite (Mi, La, Do#, Fa#, Si, Mi). L’idée en soi n’est pas nouvelle, la scordatura a déjà été utilisée en période baroque notamment par Heinrich Biber avec ses quinze manières différentes d’accorder le violon, et même par Bach lui-même dans sa 5ème suite pour violoncelle. Malgré son effet contraignant (certaines notes ne se trouvant pas à leur place habituelle), les bénéfices qu’elle apporte au jeu instrumental - fluidité et confort des doigtés - prennent facilement le dessus. S’il est évident que la scordatura n’est pas une solution miracle adaptée à toutes les tonalités, elle ne l’est finalement pas moins que l’accord normal. Par contre, le rendu sonore, dans certaines d’entre elles, est mis en valeur (ré, la ou mi majeur) ce qui permet de multiplier les solutions harmoniques inédites.
Malgré tout ce potentiel, ne pas dénaturer les intentions de Bach constitue un véritable défi - si traduire c’est trahir, transcrire l’est tout autant ! Nous savons par son élève J. F. Agricola que Bach n’hésitait pas, en privé, à transformer ses pièces pour violon au clavier : « [Bach] les jouait souvent lui-même au clavicorde et y ajoutait autant de notes qu’il jugeait nécessaire. Il reconnaissait ainsi la nécessité d’une harmonie sonore qu’il ne pouvait pas atteindre dans ses compositions [pour instrument seul] ». Ce témoignage révélateur nous démontre qu’aujourd’hui, loin de considérer les originaux comme non aboutis, il nous est également impossible d’ignorer que Bach lui-même procédait dans ses adaptations à des changements conséquents relevant plus d’une véritable recomposition. Sans vouloir être exhaustif sur le sujet, l’analyse des transcriptions dont nous disposons, montre qu’il recourt à une multitude de solutions pour y parvenir : rajout d’une ligne de basse, changements harmoniques ou mélodiques, réalisation des voix existantes mais tout juste suggérées, entre autres.
Dans le but d’étendre les possibilités tonales du nouvel accord, après les tonalités de ré et de la majeur utilisées dans mon premier disque, je me suis tourné cette fois vers leurs relatives mineures : si, et la très inhabituelle fa# mineur. Le choix de la Partita n°1 en si mineur - BWV 1002 - pour violon s’est donc imposé de lui même, d’autant plus que sa structure unique a toujours suscité ma curiosité. En effet, dans tout le répertoire de Bach c’est le seul exemple d’une oeuvre où chaque mouvement est suivi par son double ; une variation mélodique très élaborée d’un mouvement de danse qui le précède. La relation entre les deux mouvements est moins perceptible qu’entre un mouvement et ses reprises ornementées habituelles, mais elle est plus subtile. Ainsi, la technique de la variation ne sert plus seulement à embellir chaque partie d’un mouvement, mais permet de créer des pièces autonomes qui peuvent aussi être perçues comme des évocations de leurs mouvements originels.
J’ai mis plus de temps à trouver la pièce idéale pour la tonalité de fa# mineur, à savoir la sombre et mystique Suite n°2 - BWV 1008 - pour violoncelle. Elle présente des caractéristiques très particulières dans son écriture qui incitent à mettre en évidence l’harmonie suggérée. Ainsi, un grand nombre d’accords à quatre notes, parfois isolés, nous pousse naturellement à vouloir compléter la texture ainsi impliquée. Aussi, l’accumulation d’accords à trois notes dans le Menuet I rend leur exécution au violoncelle assez incommode, tout comme le sont des notes prolongées, comme suspendues, impossibles à réaliser pleinement dans l’Allemande et la Gigue. Tous deux retrouvent cependant facilement leur naturel à la guitare. C’est autant d’indices que Bach, une fois de plus, semble laisser ici et là pour nous diriger dans nos transcriptions.
Enfin, le Prélude en si mineur - BWV 855a - de Bach/Siloti, qui complète le disque, illustre parfaitement le cheminement étonnant, en plusieurs étapes, que peuvent prendre certaines oeuvres sans pour autant perdre de leur vitalité. Ainsi, une pièce apparemment anodine dans un cahier d’exercices composé par Bach pour son fils Wilhelm Friedemann, devient plus tard le sublime Prélude n°10 du Clavier bien tempéré, livre 1. Le pianiste russe, A. Siloti (élève de Liszt et professeur de Rachmaninoff) la transforme aussi en changeant le registre de l’accompagnement du grave à l’aigu, laissant apparaître une mélodie très lente et majestueuse dans la voix médiane à l’image de certains Préludes de choral. Le fait que les musiciens tels que E. Gilels ou G. Sokolov aient inclus cette version dans leur répertoire n’a fait que m’encourager à mener à bien cette ultime adaptation à la guitare qui, sinon, n’aurait certainement jamais vu le jour.
Marek Wegrzyk